Le désir d’accompagner l’autre est au cœur du travail social. Lorsqu’un professionnel est confronté à un événement traumatisant, il est projeté dans une grande incertitude – parfois culpabilité – et cela met à mal la relation à l’autre, et sa confiance en sa capacité à accomplir sa tâche au quotidien.
L’événement traumatique est subjectif, il fait appel aux émotions de chacun : être confronté à la mort, à la peur de mourir, à la menace de son intégrité physique ou celle d’une personne proche. Le seul dénominateur commun à la variété des situations est le choc émotionnel, et le besoin d’être pris en charge rapidement.
Regards croisés entre deux responsables d’institutions qui ont été confrontés à ces situations, et les co-fondateurs d’Epsilon Melia, organisme de formation qui a dépêché des équipes pour répondre en urgence aux équipes affectées.
Marie-Lyne Domarin, directrice des ressources humaines de l’ÎLOT, structure d’accueil pour sortants de prison a été confrontée à ce genre de situations exceptionnelles à deux reprises cette année, sur le même établissement.
La structure qui compte entre 120 à 140 salariés, dont le rôle est la réinsertion de la personne, – familles et des personnes seules (hommes ou femmes isolés) et des jeunes – met à la disposition de ses salariés différents outils pour veiller au bien-être de ses équipes.
« Nous travaillons avec un public difficile : des sortants de prison, qui peuvent être en grande précarité, avoir des problèmes d’addictions, drogue, alcool… pour accompagner les équipes nous mettons différents outils à leur disposition :
Malgré ces outils pour gérer les situations stressantes, le quotidien vole parfois en éclat avec un événement particulièrement marquant.
Deux événements traumatisants sont venus bouleverser le quotidien du même établissement à quelques mois d’intervalle cette année. « En juillet, une des personnes hébergées a été jugée pour viol. Ce résident a eu des paroles qui laissaient penser qu’il pouvait passer à l’acte. Une assistante sociale vivait très mal cette situation, l’a évoqué en GAP et en réunion d’équipe, mais ça ne suffisait pas pour elle et pour les autres personnels féminins car il avait des mots déplacés. »
En octobre, c’est un autre type de traumatisme. « Un SDF qui erre à côté de la structure et nourrit une frustration de ne pouvoir être accueilli car ce n’est pas la vocation de la structure, profère des menaces et dit notamment qu’il fera casser les vitres de l’établissement. Quelques jours plus tard, deux professionnelles ont reçu un projectile qui a brisé la vitre de leur bureau. Les salariées ont pensé à un coup de fusil, ce qui a créé un effet de terreur. La médecine du travail ne pouvait recevoir les salariés concernés que tardivement alors qu’il y avait une véritable urgence. Nous avons fait une demande d’intervention à Epsilon Melia pour faire parler les personnes concernées, et à chaque fois une équipe est intervenue dans la semaine. »
À chaque intervention de ce type, un groupe est monté pour accueillir la parole des personnes concernées.
« Dans ce type de cas, il faut du recul, un intervenant extérieur pour pouvoir analyser et mettre de la distance : c’est impossible à traiter en interne quand on a la tête dans la guidon » explique Marie-Lyne Domarin. « Les équipes témoignent volontiers, disent que « ça fait un bien fou » et que « c’était plus que nécessaire. S’il n’y avait pas eu cet espace de parole, j’aurais eu un arrêt maladie ».
L’intervention permet de comprendre les événements subis pour que le professionnel ne culpabilise pas et ne se remette pas en question.
La violence n’émane pas seulement d’un comportement : parfois, il s’agit de la violence d’une situation. Par exemple : quand la mort fait irruption dans le quotidien et confronte les professionnels à une situation pour laquelle ils n’ont pas été formés ni préparés.
Gilles Pineau, directeur de la Cité de Refuge / du pôle Accueil Hébergement Insertion de l’Armée du Salut constate que la vocation d’origine de son centre a évolué : les personnes accueillies restent désormais longtemps, la diversité et la complexité dans les publics fait que l’orientation n’est pas toujours possible. Il arrive que les résidents accueillis vieillissent et meurent au centre, ce qui n’existait pas auparavant.
« Certains agents d’accueil sont intervenus en chambre, et, à deux reprises au moins, ont trouvé des personnes qui étaient décédées. C’est un événement très marquant. Les situations de violences ‘quotidiennes’ sont gérées en interne, ça fait partie des éléments de formation que les professionnels vont avoir. Le décès sort des situations connues : ce n’est pas dans l’ordre des choses de mourir dans un centre. »
Ces situations ont beaucoup impacté les membres de l’équipe. Ils se sont beaucoup questionnés sur leur responsabilité et l’ont vécu comme un échec sur le rôle de réinsertion.
Gilles Pineau a alors pris l’initiative de faire appel un spécialiste pour offrir aux professionnels la possibilité de parler et de se libérer grâce à des entretiens individuels pour les salariés, et des groupes de parole pour les résidents, eux aussi impactés.
« Lorsqu’un tel événement se produit, c’est au responsable de prendre les devants. En effet, c’est très difficile pour les professionnels de dire que l’on est affecté. » souligne Gilles Pineau, pour qui ce type d’intervention atypique participe de la préoccupation aux salariés, donc à la qualité de vie au travail.
Pour les travailleurs sociaux, la relation aux personnes est centrale : il y a une grande implication dans la relation d’aide, l’accompagnement peut être chargé. Il y a des choses qui nous échappent : c’est toujours difficile d’appréhender au plus juste ce qui se passe dans la relation entre la personne accueillie et celle qui est à ses côtés. Proposer ce type d’intervention, c’est se garantir que la personne peut revisiter la relation qu’elle avait avec la personne et mettre à distance.
Avant de conclure : « Je recommande ce type d’intervention, c’est un outil de management qui permet de montrer aux professionnels qu’il y a une attention de la direction. C’est parfois un reproche fait aux directions loin du terrain, qui ont du mal à appréhender le quotidien. Cette dimension là on ne l’oublie pas. »
Marie Landreau, co-fondatrice et directrice pédagogique d’Epsilon Melia, l’organisme qui est intervenu dans les deux cas mentionnés, souligne la diversité des cas sur lesquels ils sont sollicités : « Il s’agit de deux exemples mais les thématiques sont très variées : le vol, la mort sous l’angle de la maladie avec des décès attendus mais traumatisants pour les personnes référentes, le suicide… ».
Certains événements qui, en apparence, peuvent sembler plus anodins, mais dont le retentissement sur les équipes est important : « On a été appelés dans une structure après la découverte d’un détournement de fonds, un professionnel prenait l’argent des personnes accueillies. ».
Comment arbitrer et savoir que l’on a affaire à un événement traumatique ? « C’est l’échelle de la violence qui doit alerter le responsable » explique Marie Landreau. « Avoir l’impression qu’on vous tire dessus, on sort de la violence quotidienne à laquelle le professionnel est préparé. Ça peut être une violence symbolique : on est par exemple intervenus lorsqu’une structure a découvert une relation entre une professionnelle et un résident. Le traumatisme vient de la complexité à se positionner pour l’équipe, notamment le binôme de la personne concernée, confrontés à l’interdit.
Le seul point commun à l’ensemble des interventions : c’est l’urgence ! Parfois le jour même, toujours dans les jours qui suivent ! On est obligés d’être très réactifs : quand l’événement a lieu, c’est là où est l’urgence. Il faut intervenir à chaud. »
Ce type d’intervention est loin d’être marginal – un appel tous les 10 jours en moyenne pour Epsilon Melia – et ne peut être géré qu’avec du ‘sur mesure’ : « On échange avec le responsable ou le DRH selon les cas, et on détermine ensemble les modalités d’intervention : accompagnement individuel des personnes concernées, collectif, accompagnement des résidents, voire parfois les trois ! ».
Il implique également des professionnels habilités à intervenir sur le traumatisme. « Nous faisons intervenir des psychologues cliniciens, ou des thérapeutes systémiciens. Nous choisissons la personne la plus en adéquation par rapport à la situation et au domaine de la structure concerné : professionnel de la précarité, de l’enfance… ».
Une approche toujours singulière, mais un résultat constant. Si les responsables mesurent de plus en plus l’impact de ce type d’intervention dédiées aux équipes, ils mesurent également la reconnaissance des salariés qui en bénéficient souligne Marie Landreau. « On est au cœur de la qualité de vie au travail : c’est un espace qui se construit pour répondre aux besoins des équipes pour qui c’est un réel soulagement. ».
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